Depuis, qu’il y a art, il y a critique. Et je me suis souvent interrogé sur la manière d’aborder une œuvre, la manière d’en parler, et celle d’en juger, si tant est qu’un jugement est possible.
Plus jeune, je notais les films vus sur cinq dans divers carnets gardés précieusement. Sur certains films revus depuis, mon avis a quelque peu évolué. Mais le film est resté le même. Comment juger un film de manière correcte et objective? Est-ce possible? Où se trouve l’objectivité dans l’art?
Commençons par la façon dont les masses jugent. La plupart du temps en sortant d’un film, monsieur-tout-le-monde enchaîne un maximum de phrases toutes faites telles « C’était bien », « les acteurs étaient excellents » (d’après quoi? Son stage théâtre en 5ème?), « l’histoire est nulle », ou de critiques qui n’en sont pas vraiment comme « je n’ai rien compris », « le héros était bizarre », et la pire de toutes les critiques « C’était trop long » (trop long par rapport à quoi?) ou sa variante « c’était ennuyeux ». Mais là monsieur tout-le-monde s’égare car il ne critique pas le film mais la perception qu’il en a eu. S’il n’a pas compris, c’est généralement qu’il n’est pas assez intelligent, qu’il n’a pas bien écouté, mais le réalisateur n’a pas fait le film pour lui seul malheureusement. Quand à l’ennui ressentit, on ne peut faire plus subjectif et personnel. Rien à voir avec le film. Un film n’est qu’une lumière projetée (ou un fichier gravé sur un support), il ne peut pas changer, c’est le spectateur qui le perçoit différemment selon ses connaissances, sa vision du monde, sa culture. Ce qui ennuie quelqu’un en passionnera un autre. Et là encore, si monsieur-tout-le-monde s’est ennuyé c’est son problème, pas celui du film. Il n’avait qu’à choisir un film lui convenant plus. De plus il ne s’intéresse généralement qu’à l’histoire, et est complètement fermé à tout ce qui fait justement l’intérêt du cinéma.
C’est ce même personnage qui parle d’élitisme quand il voit un film primé à Cannes ou ailleurs. Il voit un film que certains professionnels ont jugé de qualité, et ne comprenant pas le film, ou s’ennuyant, il parle d’élitisme, comme si c’était une insulte. Ce même personnage, encore, ne se permettra pas la plupart du temps de juger de grands peintres dans un musée, et ne parlera pas d’élitisme. Il regardera ce qu’on lui dit être bon (« si c’est dans un musée, c’est que ça doit être bien » pense-t-il) et acquiescera de la tête devant une petite peinture autour de laquelle s’agglutine une dizaine de personnes acquiesçant de la tête. De même, le temps de lire un livre étant forcément plus long que celui de regarder un film, il ne lira que ce qui lui plaira, c’est-à-dire ce qui sera facile à lire, et il lira probablement peu.
Bref, monsieur-tout-le-monde est le pire critique du monde et il ne dit jamais rien d’intéressant. Il y a ensuite tous les passionnés, amateurs ou professionnels du cinéma, qui tentent des critiques parfois un peu mieux, mais rarement. Il y a enfin les journalistes, les « critiques professionnels ». Certains ont un vrai talent et une réelle connaissance du cinéma, ils savent écrire et parler de cinéma, d’autres versent vite dans le « j’aime-j’aime pas ».
Et c’est là que monsieur-tout-monde rejoint d’autres personnes, quand lors d’un débat sans fin il annonce « Oui, mais tu sais, les goûts et les couleurs… ». Qui a inventé cette stupide expression? On n’aime pas forcément les même aliments, mais il a été prouvé que les aliments naturellement (entendre par là sans un millier d’additifs et une tonne de sucre) bons sont ceux qui sont bons pour le corps: on aime et on cherche à manger ce dont notre corps a besoin, du moins ce qui contient les nutriments essentiels (j’y reviendrait). Quant aux couleurs, elles correspondent chacune à une certaine longueur d’onde, et n’ont pas d’existence réelle. Voilà pour l’expression à deux balles toujours jetée triomphalement lors d’une conversation par celui qui s’en sort le moins.
Mais le cinéma? Y’a-t-il vraiment du bon et du mauvais, ou bien l’art n’est-il que pure subjectivité? Dans l’absolu, tout est subjectif. On perçoit le monde avec notre propre corps, et cette perception ne correspond pas forcément à la vision du voisin. Comme l’apprennent les bouddhistes, on ne peut réellement connaître que soi-même, le reste n’est qu’illusions et croyances. Et si la science a réussi à ériger une quantité certaine de lois régissant l’univers, n’importe quel amateur de science sait aujourd’hui à quel point une partie de ces connaissances sont friables, surtout dès qu’elles sortent du domaine connue: on peut facilement observer et comprendre un phénomène sur Terre, l’analyser et en conclure une loi, c’est déjà plus difficile à une dizaine d’années-lumière d’ici. D’où les tentatives pour associer les deux grandes théories du vingtième siècle. Mais je m’égare…
Car on parle cinéma. Imaginons que monsieur-tout-le-monde et ses amis aient raison. L’art ne serait que pure subjectivité. Dans ce cas-là:
1) Il n’y aurait jamais pu avoir de succès critique ou publique, la probabilité pour qu’une grande quantité de personnes d’horizons et de cultures divers aiment la même chose est tellement infime qu’on peut la considéré nulle.
2) Sans réel succès, peu voire pas de gens ne pourraient vivre de leur art. Il n’y aurait pas d’histoire de l’art non plus.
Hors on voit bien que c’est faux: certains films ramassent des sommes d’argent colossales (bon, merci la pub quand même), des tableaux s’arrachent à prix d’or, des prix sont distribués dans tous les domaines artistiques et littéraires. Et si monsieur-tout-le-monde et ses amis évoquent les goûts et les couleurs, on notera aussi que la plupart des grands artistes vont s’accorder globalement sur ce qui est bon et mauvais, qu’ils soient réalisateurs, peintres, écrivains, etc. Certes il y aura toujours des discordances, il y a toujours une grande part de subjectivité qui tient à la façon dont l’œuvre est perçue, mais il semble aussi y avoir quelque chose d’intrinsèque à une œuvre, que ceux qui ont pris le temps d’étudier le domaine en question semblent voir grâce peut-être à une sorte de conscience commune nous permettant de capter l’invisible. Cette capacité à reconnaître la beauté, la grandeur, la qualité, naît-elle de l’influence de notre société et notre histoire (on aime ce que les autres ont aimé avant nous) ou au contraire notre société écrasante nous empêche-t-elle de voir, de nous ouvrir, en nous obligeant indirectement à apprécier non pas ce qui est bon mais ce qui est divertissant, donc souvent bête? Ou la qualité d’une œuvre est-elle acquise avec la nouveauté? C’est une question à laquelle il me paraît impossible aujourd’hui de répondre. Il faudrait pouvoir transporter Citizen Kane, les tableaux de Monet ou la musique Beethoven pendant la Préhistoire et observer les hommes d’alors face à ces œuvres.
Comment différencier un bon film d’un mauvais? Ou même une bonne critique d’une mauvaise? Je pense qu’il faut commencer par s’armer sérieusement: bouffer des films du matin au soir, revoir l’histoire du cinéma, connaître les classiques sur les bouts des doigts. Lire beaucoup sur le cinéma, l’histoire, les genres, Chion, Bazin, Deleuze ou encore McKee. Comprendre comment un film se fabrique. Mais il faut aussi se construire un esprit critique, aiguisé, en lisant de la philosophie, des classiques littéraires, s’intéresser à la peinture, la photographie, à l’actualité. C’est un travail de longue haleine, jamais vraiment fini, mais tellement passionnant!
Et c’est ainsi qu’au fil des années celui qui prendra le temps (en le trouvant, mais le temps il y en a toujours) de s’intéresser en profondeur au cinéma arrivera à comprendre pourquoi Welles, Fellini, Godard, Renoir, Chaplin, Antonioni, Bergman, Kubrick, Hitchcock, Lynch, Lynch, Eisenstein, Kurosawa, Ozu, Coppola, Watkins et tant d’autres sortent du lot: ils ont maîtrisé la technique, l’ont faite évoluer, pour toucher, critiquer, éveiller, émouvoir, emporter, proposer une réflexion sur le monde qui nous entoure, l’histoire, la vie. Sur ce qu’on est. Pour mieux se comprendre. Alors certes je doute qu’il existe un réalisateur, un critique ou un amateur de cinéma qui aime TOUS les grands réalisateurs et TOUS les grands films (j’entends par là ceux qui sont considéré comme grands par le milieu du cinéma). Mais il les comprendra, ou au moins sera capable d’apporter une critique solide et de défendre son opinion. Ce que très peu de gens savent faire aujourd’hui quelque soit le domaine (vive l’éducation).
Après, comme diraient trois des plus grands philosophes du 20ème siècle, il y a un bon et un mauvais critique: le mauvais critique, il va au cinéma, il regarde un film, en sortant il se fait son opinion; le bon critique, lui, il va au cinéma, il regarde un film et en sortant il se fait son opinion.
Laisser un commentaire